Et par là même d'agir sur le cours des événements.
Lucien Febvre
Bienvenue sur HV10
Société historique du 10e arrondissement affiliée à la Fédération des Sociétés historiques
et archéologiques de Paris et de l’Île-de-France
- Site créé le 29 mai 2005
- Mis à jour le 29 mai 2018
- NOTRE SITE A 13 ANS
le jeudi de 16h à 18h
Mairie du 10e (esc.B, 4e étage)
72 rue du Faubourg-St-Martin
75475 Paris cedex 10
01 53 72 12 96
Bienvenue sur Histoire & Vies du 10e
Société historique du 10e arrondissement affiliée à la Fédération des Sociétés historiques
et archéologiques de Paris et de l’Île-de-France
- Site créé le 29 mai 2005
- Mis à jour le 15 juin 2021
Vu la situation sanitaire
les permanences du jeudi
sont suspendues
jusqu'à nouvel ordre.
Possibilités de contacts
par mail :
Mairie du 10e (esc.B, 5e étage)
72 rue du Faubourg-St-Martin
75475 Paris cedex 10
Webmestre (2005-2020) : Jeannine CHRISTOPHE
La dernière nouvelle
Le 10e au temps du choléra en 1832.
par Claude Calvarin.
Rumeurs et complots échauffent les esprits dans une capitale inadaptée aux besoins d’une population en augmentation qui cherche désespérément à s’intégrer. Les rapports des médecins apportent un éclairage sur les effets des inégalités sociales en relation avec l’épidémie.
Honoré Daumier : Le Choléra à Paris (1832).
Parti du delta marécageux du Gange, le choléra morbus[1] arrive en Europe occidentale par le biais des armées du Tsar de Russie envahissant la Pologne. À Paris, on s’attend à le voir débarquer. Les autorités médicales redoutent cette éventualité. Il fait d’autant plus peur qu’on en ignore les causes, on ne sait pas comment il se diffuse, on ne sait pas comment le soigner. Comme l'épidémie se fait attendre, le Parisien s’imagine qu'elle n’arrivera jamais. Les enfants jouent dans les rues au choléra morbus, les Parisiens trinquent à sa santé, les théâtres font le plein. Certains fanfaronnent comme ce personnage d’Eugène Roch dans son ouvrage écrit immédiatement après les événements: « Supposons la visite du choléra, qu’avons nous à redouter ? Sommes-nous des barbares comme les moujiks russes ?... N’avons-nous pas nos lumières, l’état de nos sciences, la supériorité de nos médecins, la prévoyance de notre administration ? »[2]. Le Conseil municipal de Paris estime que la contagion n’est pas menaçante et refuse toute nouvelle subvention, et pour le Préfet de police, Henri-Joseph Gisquet, il ne faut pas « troubler la population dans un moment où tout paraît se réunir pour la consolider ».
Le 13 février 1832 voit le premier mort, un portier de la rue des Lombards, puis une petite fille du quartier de la Cité puis une marchande ambulante de la rue des jardins Saint-Paul, puis un marchand d’œufs de la rue de la Mortellerie. Le choléra morbus se déclare dans les rues peuplées d’indigents des maisons insalubres du Paris de Louis-Philippe et de Balzac[3]. Le Journal des Débats du 28 mars titre sur un mode alarmant : « Le choléra morbus est dans nos murs ». « Hier, annonce-t-il, un homme est mort dans la rue Mazarine. Aujourd’hui, neuf personnes ont été portées à l’Hôtel-Dieu, dont quatre déjà sont mortes. Tous les hommes atteints de ce mal épidémique, mais que l’on ne croit pas contagieux, appartiennent à la classe du peuple. Ce sont des cordonniers, des ouvriers qui travaillent à la fabrication des couvertures de laine. Ils habitent les rues sales et étroites de la Cité et du quartier Notre-Dame ». Les bourgeois sont rassurés, l’épidémie n’atteint que les classes populaires. « En temps de choléra, il n’en est pas moins consolant de savoir à quelle classe on appartient » déclare un protagoniste de l’écrit de Roch.
Le Choléra est à Paris
Le 29 mars, les réjouissances de la mi-carême invitent les Parisiens à se diriger, selon leurs habitudes, vers les boulevards. Le temps est beau, les bals publics sont plus fréquentés que jamais, « on s’échauffe au chahut », une danse suggestive qui échappe aux convenances. Du cabaret Desnoyez et de la salle Favié, au bas de la rue de Belleville, se pressent le cortège des déguisés et des fêtards comme tous les ans au mercredi des Cendres à l’occasion de la fameuse Descente de la Courtille. La haute silhouette et les cheveux roux de Milord l’Arsouille se distinguent au milieu des pierrots et des colombines, des polichinelles et des bouffons, des duchesses en dominos et des bourgeoises en laitière suisse. Les masques parodient les couleurs de la maladie et raille la peur de chacun. Et quand le Carnaval se disperse comme à son habitude vers les lieux de plaisir, quelques visages bleuissent sous le masque. Des corps sont transportés d’urgence à l’Hôtel-Dieu. « On prétend que les morts furent enterrés si vite qu’on ne prit pas le temps de les dépouiller des livrées bariolées de la folie et qu’ils reposent dans la tombe gaiement comme ils ont vécu » écrit Henri Heine arrivé depuis peu à Paris[4]. Désormais le choléra morbus se répand dans la ville à une vitesse inouïe, Paris s’affole.
Le 30 mars, Bourgeois, le maire du 5e arrondissement (aujourd’hui en partie le 10e) convoque, dans sa mairie du 20 rue de Bondy, les présidents et les secrétaires des commissions de salubrité composées de notables, de médecins et de pharmaciens, comme cela se fait dans les mairies des 12 arrondissements de la capitale. La violence extrême de la survenue de l’épidémie déjoue tous les calculs, il faut très vite prendre de nouvelles mesures. On ferme des ruelles infectes, on détruit des maisons, on arrose d’eau chlorée les fossés des boulevards, on augmente en urgence le nombre des bornes fontaines. Des citoyens fortunés du 5e arrondissement offrent gratuitement un local et une commission est désignée pour l’organisation de deux bureaux de secours rattachés à la mairie. On y apporte du linge, des chaussons en laine, des ceintures de flanelle et des couvertures. Les actes de solidarité se multiplient. Le 31 mars, dans le quartier du Faubourg Saint-Denis, un des quatre quartiers du 5e arrondissement, une ouvrière âgée de 23 ans, demeurant dans une maison pauvre et sale au n° 12 de la rue Neuve-Saint Jean, (aujourd’hui rue du Château d’eau), est touchée par le choléra et transportée à l’hôpital Saint-Louis, elle y meurt le 5 avril. Le 1er avril, un journalier âgé de 57 ans, habitant un rez-de-chaussée humide dans l’infecte impasse de l’Égout située rue du Faubourg-Saint-Martin entre les nos 21 et 23, est pris lui aussi par l’épidémie et meurt le lendemain dans le même hôpital[5]. Les effets du choléra peuvent être fulgurants.
L'Avis aux Parisiens pour se protéger du Choléra
Le même jour, mille huit-cents chiffonniers déchainés se mettent à incendier, à briser et à jeter dans la Seine les nouvelles voitures qui enlèvent les détritus jetés en tas au coin des bornes des habitations ; elles appartiennent à un entrepreneur chargé depuis quelques temps déjà par le Conseil municipal du nettoiement de la ville. La goutte d’eau est la décision de Gisquet, le préfet de police, de demander à l’entreprise adjudicataire de faire un tour de rue supplémentaire à la tombée de la nuit pour déblayer les ordures dont les miasmes, pensait-on, jouaient un rôle dans la diffusion du choléra morbus. Les chiffonniers n’ont plus de temps de les ramasser et, privés de leur gagne pain, la saleté publique, les biffins se rebiffent ; ils ressentent cette mesure comme la privation du droit de travailler. « L’émeute des tombereaux », comme on l'appelle, déborde largement la profession des seuls concernés. Des rassemblements ont lieu en différents points de Paris, place de Grève, faubourg Saint-Antoine, Porte de Saint-Denis où ils se barricadent. Des cris se font entendre : « Le choléra est le meilleur préfet de police. Nous le connaissons bien le choléra, c’est Gisquet, …Trinquons à la mort du choléra… Gisquet pille nos propriétés … Défendons notre bien, … Il faut briser les petites voitures ». « Une chiffonnière se plaint : depuis deux jours, elle n’a pas trouvé une seule croute de pain, un seul petit morceau de viande ou de légumes pour son enfant, à croire, dit-elle, que les bourgeois trient eux-mêmes leurs ordures… »[6]. La garde nationale sort de ses boutiques et les troupes de la ligne rétablissent l'ordre, mais non sans mal. Plusieurs individus sont blessés, un grand nombre arrêté. Le faubourg Saint-Antoine se couvre d’affiches, elles proclament : « Le choléra est une invention de la bourgeoisie et du gouvernement pour affamer le peuple. … Ne provoque-t-on pas à la révolte la classe la plus indigente du peuple en la livrant au désespoir : une compagnie opulente vient d’obtenir le nettoiement de la capitale, ce qui enlève le pain à 100 000 citoyens ( ?)… Aux Armes ! ». Eugène Roch fait dire à un ouvrier tailleur : "Le gouvernement se dit que tous les combattants de Juillet lui font cauchemar et qu’il aurait la respiration plus libre s’il pouvait s’en débarrasser". Le 1er avril la police est accusée d’avoir provoqué l’émeute des détenus politiques à la prison de Sainte-Pélagie pour pouvoir mieux l’étouffer.
Des rumeurs circulent et enflent dans la capitale. Prise de panique, la foule des quartiers pauvres accuse le gouvernement et la bourgeoisie de vouloir l’empoisonner. Elle s'imagine qu'un vaste complot se trame contre elle ; l'eau des fontaines, le vin des brocs, la viande de l'étal du boucher, le pain du boulanger, recevraient chaque jour, d'une main invisible, un poison meurtrier. Un marchand de vin, mis en scène par Roch, déclare que « c'est les "carlix[7]" qui empoisonnent »; une femme des Halles ajoute qu’elle a entendu dire que c'est le gouvernement. Le gouvernement, soit, dit le marchand de vin, d’accord avec les « carlix », puisqu'ils sont cousins germains par les chefs. Ce n’est pas du choléra, disent-ils dont on meurt, mais du poison qu’on nous inocule. Il y aurait, entend-on dire, 6000 personnes employées et payées pour empoisonner. On soupçonne tout le monde. Le 1er avril, le fils aîné du roi se rend à l’Hôtel-Dieu, accompagné de Casimir Périer, pour visiter les cholériques. Ce sera la dernière apparition publique du président du Conseil du roi Louis-Philippe. Il mourra du choléra un mois et demi plus tard. Le 2 avril, une circulaire imprudente du préfet de police affichée sur les murs contribue à échauffer les esprits. Voulant mettre le gouvernement à l’abri de tout soupçon, Gisquet rejette la responsabilité des rumeurs sur les « éternels ennemis de l'ordre » et dénonce les simulacres d'empoisonnement comme une manœuvre politique : « Ils ont osé dire que le choléra n’était pas autre chose que l’empoisonnement effectué par les agents de l’autorité pour diminuer la population et détourner l’attention générale des questions politiques »[8]. Cet appel à la défiance publique attise les tensions; le peuple est confirmé dans ses soupçons.
Selon Alain Faure, de malheureux passants, jugés coupables sur leur mauvaise mine de propager la maladie, sont tués au coin des rues, sur les places, ou précipités dans la Seine par dessus les parapets[9]. La foule applaudit tandis que l’horreur se lit sur certains visages. « Entre le choléra et la faim, qu’allait devenir le peuple? » se demande Louis Blanc qui a décrit cette fureur populaire[10]. Entre le 1er et le 3 avril, des cas de lynchage sont relevés. Deux hommes jetés à l'eau du pont d'Arcole, deux jeunes gens tués par la foule dans un commissariat de police où ils s'étaient réfugiés, deux marchands ambulants de sucreries sont reconnus quai de la Mégisserie pour être des empoisonneurs. Un d'entre eux est traîné place de Grève et exposé aux coups meurtriers de la multitude pendant plusieurs heures. On cherche partout des boucs émissaires. C’est encore la faute à « ces maudits païens de Juifs qui ont des barbes comme des soies de cochons », rapporte Eugène Roch et c’est à coup de ciseaux que l’un d’entre eux est lardé par les marchandes des halles. Devant un ennemi invisible qui échappe à toute prise, la population préfère se choisir des ennemis vivants et identifiables.
Le 3 avril, le Journal des Débats s’indigne: « Lorsque le choléra s'est manifesté en Russie et en Hongrie, la population barbare de ces contrées accueillit avidement les contes les plus absurdes que répandaient la frayeur et l'ignorance. … Regardant les médecins comme les auteurs d'un mal qu'ils n'avaient pu prévenir, ces paysans stupides se sont révoltés contre eux. Ils sont devenus l'objet de la haine populaire; et quelquefois les traitements les plus odieux et la mort même ont été le prix de leur zèle et de leur dévouement. · …Nul de nous ne s'imaginait que l'ignorance crédule des paysans hongrois ou des Moujicks russes se reproduirait à Paris sous d'autres formes. Ils ne vont pas tuer les médecins dans les hôpitaux comme en Russie, on ne leur fait pas boire du chlore comme en Hongrie mais des Français, des hommes qui habitent la ville la plus civilisée de l'Europe, attribuent à l'administration publique les ravages de l'épidémie ». Certains nient tout à fait l'existence du choléra morbus, selon eux c'est une ruse ingénieuse du gouvernement pour distraire des affaires générales. Les autres constatent les ravages de l ‘épidémie mais, pour eux, le mal c'est le gouvernement et non le choléra, le gouvernement qui irait même jusqu’à empoisonner les malades dans les hôpitaux. Casimir Périer troublé s’indigne : « Ce n’est pas là la pensée d’un peuple civilisé, c’est le cri d’un peuple sauvage ». Pour le maire du 4e arrondissement, ce ne peut être que les carlistes qui se glissent au milieu du peuple pour venger la défaite de Charles X, le roi très chrétien, et le ramener d’exil[11]. On apprend assez vite que les malheureux assassinés étaient tout à fait innocents, la presse s’en fait l’écho.
L’apparition des symptômes de la maladie –vomissements, selles liquides et brutales, crampes nerveuses dans tous les membres, soif intense et prostration- terrifie le parent, le voisin ou l’ami. Les visages ratatinés et cyanosés ajoutent à l’épouvante jusqu’au moment où ils passent au bleu-violet. Henri Heine est troublé dans son travail par les cris d‘un voisin qui se meurt de « ce bourreau masqué » qui marche dans la ville. On ne trouve pour constater les décès ni assez d’employés, ni assez de registres. Paris ne sait plus que faire de ses morts, le service des Pompes funèbres est débordé, les cercueils manquent et bientôt la plupart des cadavres sont enterrés dans des sacs. On ne voit dans les rues que des convois funèbres, convois que personne ne suit. On construit à la hâte des corbillards, et en attendant on utilise des fourgons d’artillerie fournis par le ministre de la guerre, mais ils font trop de bruit et les planches des cercueils se déclouent, on les remplace par des fiacres mais ils sont trop étroits et les extrémités des cercueils, placés de travers, sortent par les portières. Finalement ce seront les vastes et lourdes tapissières recouvertes d’un drap noir qui feront l’affaire. Selon Henri Heine, présent à Paris pendant toute la durée de l’épidémie, « ces omnibus de la mort » quêtaient « de maison en maison les cadavres les emportant par douzaines au champ de repos ». Comme le dit Hugo dans Les Misérables, le choléra a glacé les esprits. Le matin, on déploie en tremblant les journaux. On ne veut rien d’autre que le chiffre des morts, un chiffre terrible qui augmente sans cesse. Si la mortalité s'accroît, c'est un bon signe, elle ne durera pas ; si elle diminue c'est que le mal touche à sa fin ; si elle reprend des forces, c'est un dernier effort qui va bientôt l'épuiser.
Le Choléra Morbus
Le fléau est bientôt attribué à la vengeance divine punissant la populace de son goût de la révolution et de son irréligion. Roch fait dire à un de ses protagonistes: « Tous ces malheureux meurent dans l’impénitence. Mais la colère du Dieu de justice va croissant, et bientôt chaque jour comptera son millier de victimes : le crime de l’archevêché est loin d’être expié ». Lors de l’explosion anticléricale de février 1831 suite à la cérémonie expiatoire à la mémoire du duc de Berry, le dernier héritier mâle des Bourbons assassiné en 1820 à l’opéra, l’église de Saint-Germain l’Auxerrois est saccagée ainsi que le lendemain l’archevêché de Paris. Le choléra, instrument de la colère céleste, vient demander vengeance au nom du Très Haut. On ne peut que s’y soustraire, ce que Dieu exige doit être accompli de préférence à ce qu’ordonnent les médecins.
Paris se vide de ses touristes, hôtels et magasins ferment boutiques. Tout ceux qui le peuvent fuient la capitale, des travailleurs saisonniers originaires de province et vivant en garni, des Parisiens fortunés qui en profitent pour visiter leurs terres. Les messageries royales emportent avec elles plus de 700 personnes par jour. Mais on rapporte des exemples de personnes atteintes sur la route, hors de la portée des secours, tout le monde ne peut pas emmener un médecin dans sa valise, alors « La crainte de fuir donna le courage de rester »[12]. Quand il voit les riches se sauver, le peuple constate amèrement que l’argent est devenu une protection contre la mort : « Eh bien ! dit l’un, que ces hôtels inutiles reçoivent les malheureux… leurs maîtres opulents les désertent, c’est au peuple à s’y loger ». Que les « pauvres » aillent occuper les maisons salubres et spacieuses du Faubourg Saint-Germain, s’écrie un cocher de la porte Saint-Denis. À Moscou, dit un autre, la ville était cernée, et l’on tirait sur quiconque tentait de s’échapper, riche ou pauvre. Le docteur Louis Véron, devenu directeur de l’Académie royale de musique après les Trois Glorieuses, a marqué son passage par la création de Robert Le Diable de Meyerbeer inauguré le 21 novembre 1831 où Marie Taglioni apparaît dans le « ballet des nonnes ». Véron raconte dans les Mémoires d’un bourgeois de Paris avoir affiché une représentation de Robert le diable. « Dès la veille, 6000 francs de location annonçaient la foule pour le lendemain. Le 7 avril au matin, la foule se pressait de nouveau, mais cette fois pour redemander son argent : le choléra venait d’éclater à Paris. » Alphonse Nourrit, le premier rôle, prend un congé de trois mois et le choléra ayant cessé à Londres, il s’y engage avec Mademoiselle Taglioni et quelques autres. Le 13 avril, les journaux annoncent une représentation extraordinaire au théâtre du Gymnase, au bénéfice des hôpitaux. Le 2 mai, c’est au tour de Paganini de donner à l’opéra un concert de charité pour les victimes du choléra en présence de Franz Liszt. Le public a répondu présent
Des médecins conseillent de clouter des croix de bois sur les portes des maisons contaminées, de brûler des fagots sur les places pour assainir l’atmosphère. Certains affirment que l’ivrognerie et l’oisiveté des ouvriers expliquent la fréquence du mal chez eux. D’autres recommandent des frictions avec de la flanelle, des décoctions de tête de pavots, des infusions de camomille ou de sirop d’ipécacuanha, quand ce n’est pas de l’opium à haute dose. Les sangsues et la glace sont largement préconisées ; des consignes de prévention apparaissent sur les murs que les pauvres n’ont pas toujours les moyens de suivre : prendre des bains tempérés, ne pas se coucher en trop grand nombre dans la même pièce, s’interdire les viandes grasses… Dans tous les cas, il faut chasser les passions et les trop vives émotions de l’âme. Les quartiers riches sentent le camphre dont le prix explose en pharmacie, les logements plus modestes se contentent d’utiliser de l’ail, les rues et les boulevards de la ville sont parfumés au chlore. Les Parisiens aisés se font soigner à domicile, appelant à leur chevet l’un des 1100 médecins exerçant dans la capitale. Pas question pour le pauvre de payer une consultation qui représente 50% du salaire moyen ouvrier.
L'habit pour se protéger du Choléra
Beaucoup ont été jusqu’à croire à une volonté du régime d’achever les malades qui rentraient dans les hôpitaux. Sur le parvis de Notre Dame, à l’entrée de l’Hôtel Dieu, la foule se presse et demande à entrer : Que je dise au moins adieu à ma mère, à ma sœur, à mon mari, à mon fils si je dois les perdre! Les hôpitaux en effet par mesure d’hygiène ont fermé leurs portes et la place manque pour les malades. Des soldats repoussent la foule affligée et menaçante. Selon Eugène Sue, on peut lire sur un placard : « Vengeance !... vengeance !... Les gens du peuple qui se font porter dans les hôpitaux y sont empoisonnés, ce parce qu'on trouve le nombre des malades trop considérable; chaque nuit des bateaux remplis de cadavres descendent la Seine. Vengeance ! et mort aux assassins du peuple ! »[13] Les médecins ne savent plus quoi tenter. On croit voir une application heureuse, elle agit faiblement sur l’un, nullement sur un autre, et dans un sens funeste sur un troisième. Certains médecins craignent la foule et traversent la ville en veste portant casquette comme les ouvriers. Les morts encombrent les maisons, les hôpitaux et leurs salles de dépôts, la ville est embouteillée de ses cadavres. Il y en aura pour le seul mois d’avril 12 733 et du 26 mars au 30 septembre le choléra décimera 18 402 personnes sur une population de 785 862 habitants. Dans le quartier du faubourg Saint-Denis, sur une population de 16 761 personnes, on compte 313 morts pendant la durée de l’épidémie, soit 19 habitants sur 1000 et dans le quartier de la Porte Saint-Martin, sur une population de 21 780 habitants, 310 décès cholérique sont déclarés, soit 14 habitants sur 1000. La population du quartier du faubourg Saint-Denis, un moment égaré par les bruits d’empoisonnement afflue désormais aux bureaux de secours de l’arrondissement. Et le maire décide l’ouverture d’une « ambulance temporaire » pour les indigents cholériques au 13 rue des Récollets, deux salles de 30 lits chacune.
L’enterrement du général Lamarque le 5 juin, mort lui aussi du choléra, va mettre le feu aux poudres et servir de prétexte à une insurrection populaire. Le général, héros de l’Empire, est revenu en France pour devenir un des chefs de l’opposition à la monarchie orléaniste. Très populaire, son cercueil est suivi par une armée de mécontents, cent mille personnes, toutes étonnées de se retrouver si nombreuses. Des cris de Vive la République fusent de divers côtés. Le catafalque emprunte les boulevards, de la maison mortuaire à la Bastille, et le cortège se transforme en émeute au niveau de l’esplanade du pont Austerlitz où une estrade est préparée pour les discours d’adieu tandis que la queue du cortège est encore à la porte Saint-Martin. « La foule se disperse dans tous les sens, une rumeur de guerre vole aux quatre coins de Paris, on crie : Aux Armes ! On court, on culbute, on fuit, on résiste. La colère emporte l’émeute comme le vent emporte le feu» s’exclame Hugo dans Les Misérables. Les barricades envahissent l’Est parisien. L’insurrection a trouvé en face d’elle les baïonnettes des légions de la garde. Le dernier réduit républicain tombe le 6 juin au cloître Saint-Merry. Ce fut une révolte de la misère et de la faim, et en grande partie du sous-emploi, ainsi qu'une protestation violente contre les conditions de logement et l'inégalité sociale que l'épidémie avait aggravées. Ce fut une protestation populaire contre un régime qui n’avait rien fait pour remédier à la crise. Aucune organisation politique structurée ne coordonnait la manifestation. Le bâtiment fournissait le contingent le plus important des insurgés mais la masse des ouvriers parisiens n’avait pas rallié les rangs des insurgés.
L'insurrection de juin au Cloitre St-Merry
Le choléra a frappé « ce qu’il y a de pire parmi les habitations de Paris » constate la Commission médicale nommée en pleine crise. Des 48 quartiers de la capitale, 28 placés au centre, ne comprenant que le cinquième de son territoire, renferment à eux seuls la moitié de la population. Dans ces quartiers, des rues réunissent des maisons contenant jusqu’à 60 personnes et ce sont ces rues qui, toutes sans exception, ont eu 45 décès sur 1000 habitants, le double de la moyenne. La commission dans son rapport sorti en 1834 établit que la plus grande partie des maisons des logeurs en chambre et à la nuit et parmi eux les garnis de la porte Saint-Martin et du faubourg Saint-Denis, donnant parfois asile à des gens sans moyens d’existence, sont particulièrement touchés[14].
Plus que la répartition géographique dans la capitale, c’est la profession des victimes qui éclaire cette mortalité différentielle. Dans le quartier du Faubourg Saint-Denis, les journaliers sont les plus concernés: 39 morts. Ils gagnent un salaire des plus modiques et vivent dans des habitations sales et insalubres presque tous sont indigents ou voisins de l’indigence. Cette profession, « celle des gens qui n’en ont pas », dit le rapport Moreau, se situe en première ligne[15]. Elle est suivie par celle des portiers, souvent en même temps cordonniers ou tailleurs, qui occupent des loges, humides et obscures, situées en rez-de-chaussée. Insuffisantes pour loger un individu, elles abritent le plus souvent toute une famille:15 morts. La commission mentionne avoir été péniblement affectée sous ce rapport de la barbarie de quelques propriétaires. Viennent ensuite les couturières qui dans ce quartier vivent dans une demi- indigence: 15 morts et les blanchisseuses: 9.
Le quartier du faubourg Saint-Denis, limité au nord par le mur d’enceinte qui va de la porte de la Villette à celle de Saint-Denis, à l’est par le côté gauche du faubourg Saint-Martin et à l’ouest par le côté droit du faubourg Saint-Denis, les deux barrières formant les deux angles nord, la porte Saint-Martin et Saint-Denis, les deux angles sud, est divisé par le docteur Moreau en deux parties à peu près égales. Une dite supérieure comprise entre le mur d’enceinte et la rue Saint-Laurent, une inférieure qui de cette rue s’étend jusqu’au boulevard Saint-Denis. Dans cette dernière partie, les maisons pressées les unes contre les autres sont souvent élevées de 5 à 6 étages ; les grandes cours et les jardins sont rares. La population occupe moins d’espace que la seconde mais elle a beaucoup d’activités et de commerce, des boutiques au rez-de-chaussée, et par suite plus d’aisance. Les habitants sont en majorité commerçants employés, rentiers, ouvriers plus ou moins aisés. Dans cette partie, la mortalité est moindre.
La partie dite supérieure présente un tout autre aspect, là les faubourgs triplent de largeur, les maisons moins rapprochées sont moins hautes, le plus grand nombre n’a que deux étages, les cours et les jardins ont de vastes dimensions, et parfois les maisons se perdent dans d’immenses terrains vagues ou cultivés en jardins maraîchers. Cinq à six rues à peine pavées et peu peuplées indiquent assez, bien que dans Paris, on est véritablement dans un faubourg. Cette partie est habitée par une classe ouvrière peu aisée, des journaliers, des chiffonniers. C’est elle qui a envoyé dans les hôpitaux le plus grand nombre de morts. La moyenne générale des décès dans l’ensemble du quartier est largement au-dessus de la moyenne.
L’enclos de la foire Saint-Laurent est l’endroit le plus atteint par l’épidémie. La foire Saint Laurent, qui a vu la naissance de l’opéra comique au 17e siècle, est devenue une espèce de cour des miracles, disent les rapports. Les terrains désormais vides, sont transformés en cloaques fangeux et impraticables. Ce sont de petites voiries de quartier et l’on peut dire que dans bien des endroits le sol est tellement recouvert de matières fécales qu’il n’est plus visible. Les masures qui subsistent encore tombent en ruines, habitées par des chiffonniers, des journaliers ou des mendiants. Deux maisons ont été démolies, le sol nettoyé de ses ordures en prévision du choléra mais quatre maisons existent encore et toutes ont été atteintes par le choléra dans des proportions effrayantes, un mort sur 15,20 habitants.
La rue Neuve-de-la-Fidélité, autrefois une impasse rendue très insalubre par le voisinage d’un cloaque situé passage du Désir, possède 13 maisons. Après la Révolution de Juillet, les plaintes des habitants forcent le nouveau commissaire de police à supprimer la mare et à construire un égout. Cependant malgré ces améliorations, 8 maisons sur les 13 de la rue sont atteintes avec 11 morts soit 1 mort sur 29 habitants. Cette forte mortalité est due ici encore à l’indigence de la majorité des habitants dont les logements sont sales et mal disposés.
La rue Saint-Laurent quoique située dans un point élevé assez large, bien aérée, compte 1 mort sur 32 habitants, sur 18 maisons 15 ont été touchées. Mais cette rue, à part quelques habitants aisés, renferme des garnis très mal tenus où logent des chiffonniers, des cordonniers ambulants, des journaliers. Les deux faubourgs, tous deux spacieux surtout vers les barrières, largement balayés par les vents du Nord ont une mortalité à peu près semblable : 1 mort sur 59 pour la rue du Faubourg-Saint-Denis, 1 pour 57 pour la rue du Faubourg-Saint-Martin, des chiffres au-dessus de la moyenne générale.
Tous ces détails sur la marche de l’épidémie et l’état de l’hygiène publique se trouvent dans des rapports faisant suite à l’épidémie. Celui du docteur François Marc Moreau, rapporteur du la commission de salubrité publique du quartier du faubourg Saint-Denis, publié en 1833 recoupe la méthodologie et les conclusions du rapport sur la marche et les effets du choléra morbus dans Paris et les communes rurales de la Seine, publié en 1834, dont le docteur Villermé fut un membre actif au côté de Parent-Duchâtelet, le spécialiste des égouts et de la prostitution, et de quelques autres éminents hygiénistes.
On y apprend qu’à Paris, la population s’est accrue en peu de temps -547 756 habitants en 1801, 785 862 en 1831-dans le cadre d’une ville qui ne s’est pas transformée au même rythme : la construction est inégalement répartie. Dans les beaux quartiers, elle dépasse les besoins et la fureur de la construction est telle, dit-on, que bientôt on ne verra plus un jardin. La classe pauvre en a peu profité. On a abattu ses demeures pour créer les nouveaux alignements et elle a été refoulée dans les maisons étroites et humides de quartiers malsains déjà surpeuplés.
L’équipement non plus ne s’est pas développé au rythme de l’accroissement de la population bien que des améliorations aient été constatées, mais il reste encore beaucoup à faire. Les égouts sont insuffisants, un grand nombre de bouches d’égout s’ouvrent au niveau du pavé des rues. Des débris de légumes, de poissons, d’animaux infectent le carreau des marchés. Le système d’écoulement des eaux ménagères laisse à désirer, sans oublier l’emplacement des latrines et des fosses d’aisance dans les logements et les maisons. Dans les nouvelles rues, on construit désormais des trottoirs mais l’hygiène exigerait de se débarrasser des mares dégoutantes dont elles sont noyées et qui n’attestent que trop le besoin de latrines publiques. Cette saleté repoussante est due en partie, disent les spécialistes, à un pavage défectueux de la voie publique envahi de boue quand il pleut, et il pleut souvent à Paris. Il en faudrait de plus jointif, capable comme dans d’autres capitales de supporter sans se dégrader le poids des voitures qui le parcourent. Il y aurait urgence à supprimer les ruisseaux des cours et des allées des maisons qui vont se réunir à ceux des rues et à leur substituer des égouts. Dans les taudis et les garnis, l’eau est amenée par des seaux et chaque Parisien doit se contenter de 7 litres par jour pour 60 à Londres à la même époque[16].
En 1884, on comprend enfin d’où vient l’épidémie. Robert Koch, après avoir isolé le bacille de la tuberculose, découvre celui du choléra et prouve le rôle de l’eau dans la transmission de la maladie. Le vibrion, à la forme de virgule, se transmet par la consommation d’aliments et d’eau contaminés. L’épidémie disparaît en septembre mais Paris reste encore malade d’avoir grandi trop vite. La pauvreté et la misère y ont droit de cité et le nouveau Préfet Rambuteau tentera d’y remédier avec sa formule: « De l’eau, de l’air, de l’ombre, voilà ce que je dois d’abord aux Parisiens ».
Claude Calvarin
____________________________________________________________
[1] Terme latin qui signifie maladie.
[2] Roch Eugène, Paris malade, esquisses du jour, Moutardier éditeur, Paris, 1832.
[3] René Villermé à propos de l’épidémie de variole de 1825 avait déjà montré que c’était dans les quartiers où il y avait le plus d’aisance et le moins d’à priori contre la vaccine que l’épidémie avait fait le moins de victimes.
[4] Heine Henri, De la France, Gallimard, Paris, 1994.
[5] Docteur Moreau, François- Marc, Histoire statistique du choléra- morbus dans le quartier du Faubourg Saint -Denis, mairie du 5e arrondissement.
[6] Roch Eugène, déjà cité.
[7] Les carlistes partisans du roi Charles X.
[8] Le Journal des Débats, 3 avril 1832.
[9] Faure Alain, Conflits politiques et sociaux au début de la Monarchie de Juillet. Mémoire de maîtrise, Paris X, Nanterre, 1974.
[10] Blanc Louis, Histoire de dix ans, 1830-1840, Paris, éd. Pagnerre, 1841-1844.
[11] Le Journal des Débats du 3 avril.
[12] Bazin Anaïs, Le choléra Morbus à Paris in Paris ou Le livre des Cent-et-un, tome 5, chez Ladvocat libraire de S.A.R le Duc d’Orléans.
[13] Sue Eugène, le Juif Errant, Paris, Gustave Havard, 1851.
[14] Villermé Louis-René, Notes sur les ravages du choléra-morbus dans les maisons garnies de Paris depuis le 29 mars jusqu’au 1er avril 1832 et sur les causes qui paraissent avoir favorisé le développement de la maladie.
[15] Docteur Moreau, déjà cité.
[16] Chevalier Louis, Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, Perrin 1958.
Le 10e au temps du choléra en 1832.
par Claude Calvarin.
Rumeurs et complots échauffent les esprits dans une capitale inadaptée aux besoins d’une population en augmentation qui cherche désespérément à s’intégrer. Les rapports des médecins apportent un éclairage sur les effets des inégalités sociales en relation avec l’épidémie.